La vieille qui conduisait des motos by Anne-France Dautheville

Auteur:Anne-France Dautheville [Dautheville, Anne-France]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Biographie, Récit
ISBN: 9782228922753
Éditeur: Éditions Payot
Publié: 2019-01-08T23:00:00+00:00

De la moralité du motard

Vers la fin des années 1960, l’un de nos sémillants ministres de l’Intérieur avait déclaré : « Les motards sont des voyous ou des fils de famille. » Je cite de mémoire. Mai 68 a balayé les fils de famille, restent les voyous. Quand un motard entre dans un supermarché, une armoire normande en forme de vigile lui demande – poliment – de laisser son casque à l’entrée. Dans le meilleur des cas, une hôtesse le pose sur une étagère jamais désinfectée, sans ticket pour l’identifier. Visière rayée ? Pas coupable, pas responsable. Au Leclerc de Coulommiers, les casques étaient posés par terre aux pieds du vigile ; depuis peu, le système s’est amélioré : on a mis un bout de plastique transparent sur le sol. Un magasin a le droit d’inventer tous les règlements qui lui plaisent, mais il doit les afficher. Je n’ai jamais vu la moindre proclamation.

L’été dernier, de passage à Paris, j’entre dans une boutique qui vend des montres bon marché sur les Grands Boulevards. Casque sur la tête, sac quasiment Chanel à l’épaule, propre et polie. La vendeuse prend ma commande, s’éloigne, revient.

– Madame, pouvez-vous enlever votre casque ?

– Bien volontiers. Où est votre caméra ? Là ? Là. Bon, je le remets. Je ne vais quand même pas me recoiffer pour trois malheureuses minutes, le temps de changer une pile.

– Ah non madame, c’est interdit !

– Par qui ?

La pauvre petite bredouille :

– Ben… le règlement…

– Où est-il affiché ? Il ne l’est pas ? Alors je garde mon casque.

Affolée, elle s’enfuit. Arrive Dieu soi-même, M. le directeur. La trentaine autoritaire, un corps de petite saucisse poussée en graine avec, je le jurerais, un zizi tout rond, tout court et dodu. Il s’est fermé le visage, durci le regard comme on le lui a appris à l’école de commerce. En bref, le modèle parfait du petit cadre à qui il manque vingt centimètres partout et cinq ailleurs.

– Madame, je vous demande d’enlever votre casque.

– Ah oui ? Et pourquoi ?

– C’est un commerce exposé, il y a des consignes de sécurité.

– Avouez qu’avec un casque sur la tête, je suis mieux protégée.

Je ne lui signale pas qu’il laisse sa porte grande ouverte, légèreté coupable quand on tient un commerce exposé.

– Madame, je vous le répète, enlevez votre casque !

Il se tient bien droit sur ses petites jambes, je jurerais que son zizi est toujours aussi court.

– Mais pourquoi, monsieur ? Vous m’accusez de venir vous voler ? Dans ce cas, appelez la police, j’appelle mon avocate et nous voyons ce qui se passe.

Une cliente intervient :

– Je tiens une boutique à côté, j’ai l’habitude de la clientèle ; cette dame me semble bien paisible. Vous ne croyez pas que vous exagérez un peu ?

Le directeur remballe son autorité, bat en retraite, son nez s’allonge, je jurerais que le reste demeure aussi court. Et dodu.

Prendre de l’essence au Leclerc de La Ferté-sous-Jouarre relève, à l’heure où j’écris, de l’équation impossible : vous devez payer avant de vous servir.

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